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Chroniques de jazz
14 septembre 2015

Dans les bras de Mehldau ?

Dans les bras de Mehldau ?

 

bradounet

Brad Mehldau, photo P. Méziat

   Face d’ange et gueule de boxeur. Transparent dans sa musique jusqu’à la confession (impudique ?), hermétique[1] dans ses mots jusqu’à l’opacité (volontaire ?) : tel apparaît Brad Mehldau, le pianiste de jazz dont on parle, le seul (avec Claude Bolling) à avoir réussi à réveiller la critique de jazz de son apparent sommeil consensuel. Généralement bien accueilli par les critiques spécialisés – nous y avons contribué – le pianiste fétiche de chez Warner a déclenché dans un second temps la réplique cinglante et ironique de l’un d’entre nous (Francis Marmande), laquelle a provoqué en cascade une belle série d’interprétations : l’intrus s’est vu accusé (entre autres) de ne pas supporter qu’un musicien de jazz vende plus de 45 disques l’an. Propos idéologiques contre « émotion pure » (pour reprendre le terme favori et un peu répétitif d’un des artisans du débat), retour de la mélodie (ou de la romance) contre esthétique prolongée du cri ? Nous avions déjà esquissé des lignes qui tentaient d’éviter ces oppositions trop facilement balisées. Reprenons-les, d’une autre manière, avec la leçon du peu de temps qui a passé depuis[2].

 

L’art du trio, en dehors de Bill Evans

 

   Brad Mehldau supporte mal qu’on le compare, il ne supporte pas du tout qu’on le rapproche musicalement de Bill Evans, et il a bien raison. D’abord parce que, à l’évidence, son jeu de piano se distingue assez radicalement de celui de l’auteur de Waltz For Debby. Au système d’enveloppement général de la musique par mains gauches et droites intriquées promu par Evans, il oppose une radicale indépendance qui va jusqu’au suspens complet de la main gauche, suspens qui se traduit souvent gestuellement. A la recherche des climats harmoniques et de leur confondante succession , il substitue l’amour – au fond plus habituel – du phrasé et du discours, se montrant plus « raconteur d’histoires » qu’accoucheur de pâmoisons climatiques et existentielles. On aura compris que nous n’avons pas dressé l’oreille à l’écoute de Mehldau que parce que, précisément, il rompait avec une « tradition » du piano qui nous a toujours parue un peu surestimée : le piano pianistique. Mais au-delà de ce premier trait, ce qui distingue la musique en trio de Brad Mehldau de celle de Bill Evans, c’est le rôle dévolu à la contrebasse et à la batterie. Conséquence d’ailleurs de ce que nous venons de relever, puisque si la main gauche du pianiste se tient d’assez longs moments en retrait, Larry Grenadier reste à l’écoute de l’harmonie sous-entendue, et l’appuie de son accompagnement. Là encore, rien que de très classique. Même chose pour Jorge Rossy, qui est invité à construire des phrases rythmiques avec un début et une fin en lieu et place des structures « en continu » chères aux batteurs de Bill Evans. Voilà. La chose est dite. On peut aimer Brad et Bill, mais enfin l’un n’est pas la réincarnation de l’autre.

 

La construction musicale

 

   Si Brad Mehldau nous a retenu – et nous retient encore – plus longtemps que les autres jeunes musiciens accouchés par les « majors » depuis quelques années en guise de relève (Joshua Redman, James Carter, etc.), c’est en raison de deux ou trois qualités particulières qui ont pu ne pas apparaître tout de suite, mais se sont imposées dès les volumes 2 et 3 de la série « Art Of The Trio »[3]. Ce qui frappe chez lui en premier lieu, et bien avant la question de son « romantisme », c’est l’art consommé qu’il présente d’une construction riche, diversifiée, directement liée à sa pratique de la musique classique, en tous cas à) sa connaissance des canons de la composition[4]. Cet art lui permet, un peu comme le font encore les organistes quand ils improvisent, la création d’un ouvrage complexe sur la base d’une structure thématique simple (standard, thème pop, résurgence citationnelle). Par ce jeu multiplié des voix, des lignes, de leur entrecroisement, par son insistance répétée à jouer les mêmes morceaux, Mehldau retrouve, en un sens, ce que le seul John Coltrane avait déjà su concevoir à partir du monde structurellement limité des « thèmes de jazz », dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas destinés au départ à exprimer beaucoup d’idées à la fois. Un exemple entre beaucoup d’autres, d’autant plus intéressant qu’il touche aux prestations « live » du pianiste : son concert du 12 juillet 1999 à Artigues-près-Bordeaux, où les vingt dernières minutes furent entièrement habitées par la cellule de Moon River (huit notes). Cette richesse de la pensée musicale n’est pas si répandue qu’on ne doive la relever, pour peu qu’on y soit sensible. Le jazz nous a habitué à cette grandeur : de l’introduction de West End Blues (Armstrong, 1927) à telle version de My Favorite Things (Coltrane, fin des années 60) en passant par l’œuvre entier de Duke Ellington, il y a de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, de la danse et de la poésie dans le jazz. Il est bon que, de temps en temps, un jeune musicien vienne le rappeler, et que cela se sache.

 

L’art du suspens

 

   Autre trait caractéristique de la manière de Brad Mehldau, qui a entraîné bien plus de commentaires que celui que nous venons d’évoquer, son art du suspens, cette façon de retenir la note (particulièrement dans les ballades) et de la faire vibrer au moment délicieux où elle est – sinon frappée – du moins inscrite dans la durée. Génératrice de swing depuis que le jazz est jazz, cette retenue se double chez l’auteur de Song-Song d’une mise en scène voluptueuse (la fameuse « tête dans le clavier ») qui n’est pas sans rappeler Bill Evans – pour cette fois bien convoqué – et Keith Jarrett, qui s’y prend un peu autrement pour le même effet. A la lecture de ces noms, on aura compris que le « retour de la mélodie », voire du « lyrisme en piano jazz »[5], n’est pas d’invention récente. Mais c’est bien aujourd’hui qu’on tend à consommer ce nouveau romantisme[6], non sans avoir en tête – qu’on le veuille ou pas – le retour et la revanche de la musique bienséante contre celle des agités du bocal free. Il importe donc d’être prudent : Mehldau pourrait bien devoir une partie de son succès au poujadisme ambiant qui a galopé ces derniers temps dans les sphères culturelles dites avancées. Mais il y a aussi de la beauté et de la vérité dans cette façon « ironique »[7] (dixit le pianiste lui-même) de donner au public ce qui nous vient du XIX° siècle. Et si nous croyons bien davantage au « Sturm und Drang » d’un Dave Douglas, nous ne sommes pas insensibles aux battements schumanniens, aux petites extases chopinesques, aux voyages schubertiens que Brad Mehldau retrouve sous ses doigts avec un rien de décalage, un soupçon d’innocence, un brin de désinvolture. Nous préférons les originaux, mais un disque comme « Elegiac Cycle », par ailleurs plus traversé qu’on ne croit par la musique française pour piano (Fauré, Franck, pas Debussy ou Ravel) peut s’écouter avec respect, plaisir, et même – nous n’y reviendrons pas – une sensible émotion.

 

A Star Is Born ?

 

   Tourner à 250 concerts par an et vendre autour de 30.000 exemplaires de « The Art Of The Trio, vol 3 » (Warner) est un signe incontestable de réussite, qui tient à un faisceau de causes et de conséquences où la qualité intrinsèque de la musique proposée tient certainement un rôle décisif. Très honnête dans sa façon d’aborder le concert, Brad Mehldau varie les angles, les thèmes interprétés, le climat général de ses récitals. Il peut, bien sûr, se trouver plus ou moins au vif de son sujet, mais on ne peut soutenir qu’il s’en absente[8]. Parfois distant, mais jamais encore enfermé dans une attitude de « star », il tente visiblement de conserver son désir de musique intact[9]. Le volume 4 de « The Art Of The Trio » va permettre de le retrouver dans le contexte qui lui convient le mieux (live, en trio), même s’il est piquant, comme nous le faisait remarquer Frédéric Goaty, de voir afficher « Back At The Village Vanguard » pour un artiste de 29 ans ! Tout peut donc arriver encore, y compris que les jeunes amateurs en quête du CD indispensable à leur discothèque profitent de leur séjour dans les bacs de jazz pour aller fouiller dans les coins à la recherche de choses plus incisives. Nous restons d’un optimisme désarmant[10] pour ce qui touche à la musique que nous aimons, et à ceux qui la font.

Philippe Méziat

 Jazz Magazine, octobre 1999



[1] Je fais allusion ici au texte – par ailleurs épouvantablement mal traduit – qui figure dans le livret de « Elegiac Cycle » (Warner), texte qui montre bien la variété des questions que le jeune pianiste se pose, mais dans un flou (un flux ?) généralisé particulièrement désarmant. Plus étonnantes encore semblent les lignes qu’il signe dans le dernier disque (« Back At The Village Vanguard », Warner), où il paraît vouloir prévenir par avance toute analyse « critique » de son travail.

[2] Et qui a vu l’audience du musicien s’enfler rapidement. En mai 98, il remplit le « Thelonious » à Bordeaux (300 personnes à tout craquer), en juillet 99 il regroupe 700 personnes en plein air sur la rive droite (Artigues), il est maintenant annoncé au « Pin Galant » à Mérignac, salle de 1200 places qui prend très peu de risques dans sa programmation.

[3] Bref rappel de ce qui s’est passé sur la scène médiatique ces dernières années : à l’orée des années 90, c’est Wynton Marsalis qui focalise l’attention par sa volonté d’inscrire le jazz dans une histoire achevée dont il revendique, au nom du « peuple noir », la lecture et l’exploitation. Cinq ans plus tard (en gros), on croit trouver – en opposition avec lui – de jeunes révolutionnaires décidés à remuer le cocotier. Peine perdue : ils se rangent, ou au mieux développent un style personnel convenant à des ventes honorables. Le temps de s’y habituer et déboule Brad Mehldau, qui apporte incontestablement quelque chose de plus, ce qui motive ces lignes. La leçon de ces années réside en ceci : nous avons appris à ne plus rien attendre de qui que ce soit ou de quoi que ce soit en ce domaine. Et si nos goûts vont fondamentalement bien plus vers les scènes discrètes, cachées ou recouvertes (Chicago, les jeunes musiciens newyorkais), nous continuons à penser que c’est un devoir d’opiner à propos des autres.

[4] A propos de Young Werther (« Introducing Brad Mehldau », Warner Bros) il dit : « Pour échapper à la technique traditionnelle, association de mélodie et d’accords sur le même ton, j’essaie d’explorer les relations entre plusieurs notes qui évoluent indépendamment les unes des autres. Cette approche me vient des grands compositeurs classiques comme Beethoven et Brahms ».

[5] « Du lyrisme en piano jazz, ou les Nouvelles Amours du Poète : Joachim Kühn avec Keith Jarrett et Dollar Brand », Jean-Pierre Moussaron in « Feu le Free ? et autres écrits sur le jazz », Belin 1990 pp 185-202. On se convaincra à la relecture de cet essai magistral, que le retour du lyrisme de date pas d’aujourd’hui et qu’il ne se réduit pas à la reprise ou au retour de formules romantiques faciles. On ajoutera à la liste des pianistes qui « mettent la tête dans le clavier » le nom de Joachim Kühn, musicien toujours superbement actif et qui mérite d’être écouté aujourd’hui comme un maître en ce domaine.

[6] Explicite dans les titres Young Werther, Angst, Mignon’s Song, Sehnsucht et même… Convalescent.

[7] Kierkegaard contre Hegel, c’est l’irruption du concept de « répétition » contre l’idée de la mort de l’Art

[8] C’est ici que l’allusion à Richard Clayderman trouve sa limite. Et puis qui, parmi nous, prend vraiment le temps d’écouter ce pianiste ?

[9] Pour preuve sa participation comme « sideman » aux côtés de Lee Konitz et Charlie Haden (disque Blue Note/EMI). Il est vrai que c’était en 1996.

[10] Et volontaire

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