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Chroniques de jazz
16 septembre 2015

Kurt Weill, celui qui dit oui au jazz

Kurt Weill, celui qui dit oui au jazz

 

 

                                                                                      Pour Philippe Carles 

 

Né il y a cent ans, comme le jazz, mort en 1950, Kurt Weill en a trente lorsqu’il signe, avec Bertolt Brecht, Celui qui dit oui (Der Jasager). Depuis, ses chansons n’ont cessé de fasciner et d’inspirer improvisateurs et arrangeurs…

 

  

   J’aime la musique de Kurt Weill. C’est le seul musicien (compositeur) qui me fasse voyager du jazz à la variété française en passant par l’opéra, la musique classique, et la variété « internationale ». L’un des rares à faire se côtoyer sur disque[1] Charlie Haden, Betty Carter, Elvis Costello, Teresa Stratas, Lou Reed, Lotte Lenya et même William Burroughs – on pourrait ajouter à cette liste Catherine Sauvage, Jim Morrison, Milva, Ute Lemper, Sting, Willie Nelson, Tony Bennett, Joachim Kühn, Marianne Faithfull et John Zorn. Sans oublier Tom Waits, Carla Bley et Elliott Sharp. Un vrai catalogue à la Leporello.

 

   J’ai d’abord aimé chez Kurt Weill le jazz qui s’y trouve, manifestement plus brut et plus vrai que chez n’importe quel autre compositeur « classique » du début du XX° siècle : les parties de trompette arrangées dans l’aigu, avec cette fragilité qu’on retrouve dans la tradition klezmer (Dave Douglas), le banjo ou la guitare qui marquent le rythme régulier (complaintes, marches, tangos), la voix des saxophones (surtout les altos, joués doucement à la façon des années 20-30), ou encore un hoquet de cymbale qui vient ponctuer la coda d’une chanson. Il semble que Weill lui-même ait à la fois compris la force de la musique nouvelle qui venait de l’autre continent, et mal mesuré sa capacité d’évolution. Pour l’auteur de Speak Low le jazz semble être une musique constituée une fois pour toutes[2] : c’est la musique syncopée des années 20, et il ne paraît[3] pas que Kurt Weill se soit passionné, après son arrivée aux Etats-Unis, pour les formes nouvelles du swing, ou du bop naissant. N’empêche : pas un compositeur de l’ancien continent pour rivaliser avec lui dans cette double adoption (du jazz, et par le jazz), si l’on excepte certaines réussites ponctuelles[4]. Ecouter Weill, c’est entrer d’un coup dans l’ambiance violemment contrastée de l’Europe des années 20-30 au moment de la montée du nazisme, avec ce qui fut une double et ambivalente fascination des idéaux révolutionnaires issus de Marx et de Freud, d’une part, et vis-à-vis du mode de vie américain, d’autre part.

 

   Au-delà de ces rapprochements, qui pourraient rester de surface, il y a beaucoup plus, et c’est ce « plus » qui explique probablement la fascination profonde et durable que Kurt Weill exerce sur certains musiciens de jazz (de Carla Bley à Mike Zwerin en passant par John Lewis, Gil Evans, Kühn déjà cité et Masabumi Kikuchi, sans oublier les Moritat et autres Mack The Knife de l’histoire, de Louis Armstrong adoubé par la veuve de Weill (Lotte Lenya) à Sonny Rollins, sans oublier la cohorte de tous les suivants, et de certains rares prédécesseurs[5]. En effet, Weill a conçu sa musique – en réaction contre les excès esthétiques et « politiques » de l’opéra wagnérien – comme un retour aux sources de l’opéra populaire qui serait repassé par Mozart et Weber – airs séparés contre mélodie continue – et aurait adopté au passage les us et coutumes de la chanson au cabaret et au théâtre. Avec Brecht, dont il partageait au début les vues sociales et politiques, il a conçu un opéra « pour des acteurs qui chanteraient » : il a donc voulu des voix « à grain naturel », et non des voix éduquées ou unifiées par la pratique du chant classique. Ce qui explique qu’aujourd’hui encore Lotte Lenya[6] reste insurpassable dans l’interprétation des œuvres de son mari « à la manière originale ». L’auteur de September Song avait la voix de sa femme en tête lorsqu’il composait, ce qui fait penser davantage à Duke Ellington qu’à Igor Stravinsky. Il n’est pas jusqu’aux arrangements musicaux dont le « texte » ne soit guère fixé[7], comme dans la tradition jazzistique.

 

   A partir de là, reste à s’orienter dans les œuvres et les enregistrements. On aura compris que nous mettons très haut le disque produit par Hal Willner en 1994 pour le film de Larry Weinstein, et qui fait suite à celui de 1985, qui en fut comme la préfiguration un tant soit peu maladroite[8]. La version de Lost In The Stars par Elvis Costello et un quatuor à cordes est à pleurer, et le chanteur s’y élève à la hauteur des plus beaux songs de Randy Newman. Je ne sais où Betty Carter a été chercher son Lonely House, mais elle y est sublime – accompagnée par Geri Allen[9]. Charlie Haden donne à Speak Low une rare profondeur (avec Fred Hersch au piano), et l’émotion est à son comble lorsque vient se superposer la voix même de Kurt Weill, s’accompagnant au piano. Quant à Lou Reed, il tourne autour de September Song avec une malicieuse tendresse. Un disque idéal, pour une initiation décisive.

 

   Les grands opéras de Weill sont plus ou moins bien servis par le disque, de celui « de quat’sous » à « Grandeur et Décadence de Mahagonny » en passant par cette œuvre composée à Paris pour la danse, qui a pour titre « Les sept péchés capitaux », l’un des plus réussies de l’auteur du « Threepenny Opera ». La musique de Weill demande, comme le voulait Brecht pour le théâtre, une interprétation qui tienne quelque peu à distance la charge émotive qu’elle véhicule de toute façon par son écriture. C’est pourquoi, à tourner et retourner le problème en tous sens, on revient toujours, pour les voix féminines à Lotte Lenya, qui n’ajoute rien d’ « extérieur » à son chant, ce que les chanteuses d’opéra et les interprètes issues de la variété ont tendance à faire, pour des motifs différents.

 

   Et les jazzmen me direz-vous ? Constamment présents en filigrane de cette brève étude, ils se sont constitué au fil des années une sorte de « Kurt Weill Songbook », n’ont jamais tenté l’adaptation complète (vocale et musicale) des grands ouvrages de Weill, mais ont produit à partir de ceux-ci deux ou trois disques majeurs. Du « Songbook » je retiendrai ici l’aspect statistique : j’ai compté au moins 243 interprètes de Speak Low, 200 musiciens fascinés par Mack The Knife et September Song, 134 par My Ship et 48 par Lost In The Stars. Après, on tombe de cinq à quinze pour des titres comme Alabama Song, Surabaya Johnny, Lonely House et Bilbao Song. Mike Zwerin a arrangé la matière du disque « Theatre Music Of Kurt Weill »[10] destiné à l’orchestre USA de John Lewis, et qui vaut par quelques bons solos. Eric Dolphy, sinueux, engagé, éclabousse de sa classe les versions de Alabama Song et de As You Make Your Bed. Mack The Knife contient l’une des plus belles interventions au saxophone alto de ce pilier des studios qu’est Jerome Richardson, et Thad Jones se fait entendre sur son versant sombre dans Barbara Song. Gil Evans nous a donné des arrangements somptueux du même thème (dans le disque « The Individualism Of Gil Evans »[11]) et de Bilbao Song (dans « Hot Of The Cool »[12]), sans oublier le très beau My Ship arrangé pour la trompette de Miles Davis (« Miles Ahead »). Sans conteste le sens du drame et de la couleur est, avec Evans, à son plus haut niveau, et quel talent de pianiste dans Barbara Song, où Wayne Shorter glisse comme une ombre sur fond de grisaille, jusqu’à disparaître dans la nuit… Ralentissement des tempos, oppositions entre transparence et opacité des trames orchestrales : le monde musical de Weill, interprété et transfiguré. Dernier en date et non des moindres, le travail du trio de Joachim Kühn avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark sur les grands thèmes de l’Opéra de Quat’ Sous[13] : sens du drame et lyrisme déployé rappellent les deux grandes constantes musicales de celui dont nous avons voulu marquer les liens à la fois manifestes et parfois secrets avec le jazz.

Philippe Méziat

2000



[1] « September Songs », supervisé par Hal Willner (Sony SK 63046)

[2] Voir par exemple la « Notice sur le jazz » que Weill fait paraître en mars 1929 (pp 144 et suivantes du livre de Pascal Huynh « De Berlin à Broadway »).

[3] Il faut dire que la littérature en langue française sur l’auteur de « Grandeur et Décadence de Mahagonny » est plutôt réduite. Au livre publié en janvier 1993 aux Editions Plume (Kurt Weill, « De Berlin à Broadway », textes traduits et présentés par Pascal Huynh) s’est ajouté, en 2000 (année doublement anniversaire) un livre du même sous le titre « Kurt Weill ou la conquête des masses » (Actes Sud, 461 pages).

[4] Les feuilles mortes (Kosma), peut-être Michel Legrand, voire Léo Ferré. Mais on est loin de la force de transgression de Weill.

[5] Sidney Bechet aurait enregistré Mack The Knife pour la première fois le 11 mars 1954, un an et demi avant Louis Armstrong.

[6] Son épouse. Ils ont divorcé au moment du départ aux Etats-Unis, peu après leur passage en France, et se sont remariés assez vite.

[7] Les grandes œuvres de la période berlinoise étaient répétées et modifiées sans cesse, ce qui donne aujourd’hui encore toute liberté aux exécutants. Beaucoup ne se privent pas d’innover, pas toujours de façon heureuse. Là encore, la vraie liberté des jazzmen en fait des interprètes de premier ordre : cf. le disque « Septembre Song », déjà cité.

[8] « Lost In The Stars », The Music Of Kurt Weill, A & M Records, CD 5104

[9] Il s’agit d’une version différente de celle qui figure sur l’album « I’m Yours, You’re Mine » (Verve). Ce thème a également inspiré Abbey Lincoln et Ran Blake.

[10] RCA ND 86285

[11] Verve 833 804-2

[12] Impulse Imp 11862

[13] Verve 532 598-2

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