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Chroniques de jazz
16 septembre 2015

Aux films des jours (sur l'oeuvre de Guy Le Querrec)

   Ce texte, écrit en 2003 à l'occasion d'une exposition de quelques photos de GLQ à Nevers.

 

Portal et Le Querrec conversant

 

   A lire ce titre, on pourrait croire à quelque dérive, à une sorte d’inattention flottante. Il n’en est rien. La seule dérive, c’est celle de la pulsion de voir, qui fait bon ménage chez Guy Le Querrec, avec le désir de savoir, et le besoin d’entendre et de comprendre. D’où une écoute qui en étonne plus d’un. On le croyait tout entier absorbé par sa tâche, il lui restait encore de l’énergie pour saisir la dramaturgie musicale d’un concert. Dramaturgie. C’est le mot, c’est son expression favorite, celle qui fait sens et relie toutes les images entre elles, mais aussi les lignes de force ou les rapports complexes des objets, des décors et des hommes, dans telle ou telle photographie. La dramaturgie du monde se nomme jazz. Un mot qui, en bien des sens, vaut autant que bien d’autres pour désigner le plaisir de vivre et la douleur d’exister. C’est pourquoi le jazz est tout à condition de le voir aussi ailleurs et partout, dans les portraits de femmes Touareg, l’inaltérable Mitterand, la chevauchée des Sioux ou les voiles arrachés aux mariages. Chez Guy Le Querrec, élu par ses pairs (il est dans « Les choix d’Henri Cartier-Bresson » et dans les 100 photos du siècle), l’œil est improvisateur quand même la musique se tait, ou les musiciens s’absentent. Aux rythmes du jazz aussi bien qu’aux films des jours, on saisit enfin dans une telle rétrospective (créée à  Amiens, puis présentée au Mans, à Roubaix, à Nancy, aujourd’hui à Nevers avec quelques ajouts récents) la logique d’une démarche qui ne sépare les instants que pour mieux relier les hommes.

 

   Cette exposition présente un triple intérêt. Elle montre un pan entier, sélectif mais réparti sur plus de quarante années, de l’œuvre de Guy Le Querrec. Elle dévoile également des aspects de son travail que l’on connaît moins aujourd’hui. Elle fait enfin réfléchir sur ce qui a pu pousser l’artiste à déployer sa photographie dans le champ du jazz de façon tellement privilégiée ces dernières années.

 

   L’idée de faire « reportage » de ce qui est spectacle n’est pas banale et n’a rien d’évident. Comme nous l’avons montré ailleurs[1], l’approche des musiciens par le photographe fut d’abord d’une grande prudence. Contrairement à l’image, sans doute en partie construite, qu’il donne de lui-même, Guy Le Querrec est tout sauf un instinctif rentre-dedans. Plutôt timide de nature, il a commencé par photographier les musiciens sagement, depuis les premiers rangs de la salle, avant de pénétrer dans les loges et d’y développer une manière aujourd’hui exemplaire, faite de cette tendre complicité qui n’exclut ni l’acuité du regard, ni surtout l’intelligence des situations. Dans le même temps, au début de sa carrière, le co-fondateur de Viva (entré à Magnum en 1976) s’inscrivait très vite dans le champ de la grande photographie humaniste, et plus profondément encore investissait les espaces de la lutte et du témoignage. Cet « engagement » le conduisait même à quelque distance des scènes musicales au plus fort des années 70. La synthèse de ces deux moments s’est donc opérée lentement, jusqu’à le conduire aujourd’hui à une maîtrise assez confondante, fruit d’un labeur têtu et d’une dépense d’énergie que l’on imagine mal quand on n’a pas eu l’occasion de le suivre ! Traquer l’instant où les choses tiennent en place après être sorties du brouillard et juste avant d’y retourner suppose une attention qu’on pourrait croire flottante, et qui ne l’est qu’en partie. Inspiration et transpiration donc, dans les proportions habituelles…

   Mais alors pourquoi le jazz ? Pourquoi avoir choisi de traquer l’éternel des formes, des rythmes, des situations humaines aussi, dans le champ de cette musique ? Parmi d’autres, trois réponses sont possibles. D’une part le jazz implique (comme le voyage en Afrique ou la marche avec les Indiens) une mise en jeu du corps à la fois plus immédiate et plus risquée, en tous cas moins codée, que les autres formes de musique[2]. Le monde du jazz est pénétrable, presque familier, en tous cas populaire au meilleur sens du terme. D’autre part la « Great Black Music » est une des rares formes d’expression artistique qui exige un mouvement permanent et une remise en jeu dans l’instant des certitudes les plus assurées. L’improvisation n’est pas le tout de cette musique, mais elle en constitue l’un des éléments fondateurs. La photographie joue volontiers elle aussi avec cette dimension de l’instantané, où nulle reprise n’est possible.  Enfin, entre l’univers du jazz et le monde de la photographie se sont noués très vite des liens étroits, faits de jalousies partagées et de désirs rivaux. « Prendre un chorus » est une expression qui revient chez notre photographe, comme s’il lui fallait chercher dans l’autre la part – ou la grâce - qui lui manque. A ce jeu, les musiciens honnêtes se prêtent également, et assurent souhaiter avoir cette capacité de fixer des formes en éternisant musicalement ce qu’il en est d’un regard, d’un rapport entre des lignes, des surfaces, des ombres et des lumières. Eternelle distance entre des éléments qui se correspondent, mais n’ont pas vraiment de rapport. Il y a loin des sons à l’agencement d’un cadre, et une infinie distance entre la jouissance de l’œil et celle de l’oreille.

 

   On trouvera donc ici et là, et quel que soit le sujet de la photographie, une sorte de rythme, l’art d’une composition, le pur génie d’une harmonie ou d’une dissonance bien venue. Le monde du jazz est peut-être aussi intensément présent dans cet élan de la mariée, élan brisé, arrêté, égal dans sa perfection au « break » d’un saxophone, que dans la démarche terrienne d’un Charles Mingus à la fois masqué et identifié par sa contrebasse. Ce monde, on le trouve encore, si l’on veut bien se détacher de l’objet immédiatement visible de la photographie, dans telle image propre à illustrer la consonance des gestes, ou dans telle autre qui fait jouer ensemble les objets et les êtres quand ils se mettent à l’unisson de la chanson. C’est par le biais du langage que les arts viennent à se parler, malgré l’impossible jointure des jouissances en jeu. Entendre, voir, et le dire. Ce n’est pas Guy Le Querrec, vif et volubile manieur de mots et de situations, qui démentira cette fonction essentielle, et provocatrice, de l’art.

2003

Philippe Méziat



[1] Texte introductif à l’ouvrage « Jazz, Light And Day », Motta ed . 2001

[2] Le jazz, dans son mode d’apparaître, n’est pas spectaculaire comme le sont la musique classique, l’opéra ou le rock, dans des registres différents, qui vont du hiératique à l’excessif, voire au démesuré. A de très rares exceptions près, les jazzmen sont à notre portée.

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