Un rêve à Marciac

à mon vieux frère Jean-Pierre Moussaron, qui, où qu'il soit, n'a plus à supporter la bêtise

Les lignes qui suivent font réponse, ou écho, ou résonnance[1] (« Tu raisonnes comme un tambour » disait ma mère à mon adresse lorsque je développais, tout jeune, des facultés de réparties, insupportables de moi même à l'occasion d'ailleurs...) à l'égard d'un texte publié dans le petit journal de Marciac (JIM pour les intimes, Ô cette intimité un peu grasse, restons « extimes » comme disait l'autre) sous la plume d’un confrère. On trouvera, ci dessous, reproduction de ces lignes, qui nous firent sursauter. Faute de place, nous n'avons pu reproduire l'intégralité du document, mais nous nous sommes efforcés de respecter les idées centrales du texte et le mouvement de la pensée de l'auteur[2]. Voici : rendant compte de sa visite des « Territoires du Jazz », une exposition permanente de documents sur l'histoire du jazz, inaugurée peu avant le Festival, il écrit :

« Il (il s'agit de Hugues Panassié) mérite mieux, même si son nom ne dit rien aux jeunes générations. Panassié appartient à cette époque obscure où la critique de jazz, qu'il inaugura, n'avait pas encore rencontré la sociologie, l'anthropologie, le freudisme, le structuralisme et tous les signes qui (du moins le croit-elle) lui confèrent un vernis de respectabilité. Bref, elle n'était ni ne se voulait "scientifique". Elle se faisait avec le cœur et la passion. Avec l'oreille, surtout. Celle de Panassié était infaillible, ou quasiment. (...) Il n'empêche: un personnage et une oeuvre aussi irréfutables que l'éléphant d'Alexandre Vialatte ».

Impérissables métaphores du corps! Superbes et épouvantables comparaisons qui évoquent, pour qui veut bien lire, le travail homérique des fondateurs, s'arrachant le coeur, les oreilles et sans doute la queue pour laisser dégoutter sur le papier les humeurs vraies dont ils sont encore tout chauds. On ne peut manquer de trouver là le pendant strict de la « tripe » musicienne, tout aussi effrayante de réel, et qui veut que, délaissant les doigts et le souffle de l'esprit, ce soit par les boyaux que sortent les joyaux les plus purs de leur âme musicienne. Il ne manque plus que la cervelle. Justement, on y vient.

Car je fis alors ce rêve - ou plutôt ce cauchemar car j'en restais éveillé longtemps - dans la nuit gersoise illuminée de stars: « je m'approche de mon frère, il ne peut me répondre que par signe, il ne peut plus me parler. Je découvre, horrifié, qu'on lui a retiré le cerveau. Il n'est plus qu'une tête sans cervelle ». C'est exactement comme disait ma mère, en cela sans doute peu originale puisque la formule court encore. L'instant suivant d'ailleurs, elle insistait pour que je dévore (à belles dents) la minuscule cervelle du poulet rôti dominical, expérience que je venais de répéter la veille lors d'un repas typiquement gersois, d'une durée totale de trois bonnes heures. On voit d'où vient le rêve. Il ne se construit pas sur rien...

Courons le long du fil de l'interprétation, qui est aussi celui du rasoir à découper, et rappelons simplement, pour commencer, que l'instrument d’analyse le plus fin reste encore la pensée dont nous avons appris chez Descartes que tout s'oppose en elle à l'étendue (au corps). Ce qui n'empêche pas, au contraire, d'aller regarder dans les corps ce qui s'y passe, au besoin par la découpe. Mais alors c'est de médecine qu'il s'agit, ou de chirurgie. Bref, et au delà d'un vœu sans doute peu sympathique à l'égard d'un frère (mais lequel ?), on lira comme le désir, peu cartésien celui-là, de ne rien laisser dans l'étal du tripier qui ne soit passé aussi par la tête. Car enfin, cette critique de l'âge d'or, elle procédait aussi de la cervelle de Panassié. En quoi, le rappelant, je lui rends hommage bien mieux qu'on ne croit le faire en le réduisant à son cœur et à son oreille. D'ailleurs, pourquoi pas les deux ? Mais c'était avant la stéréo. Juste un cran de plus, pour signaler que les cervelles fraîches, dans la littérature psychanalytique, font facilement métaphore, lorsqu'on les dévore, d'aller piquer chez les autres les idées qui s'y trouvent. Le symbole appartient à tous, mais le cervelet de l'autre et ce qu’il contient, on rêve de l'ingérer pour en faire sa pâtée.

L'union de l'âme et du corps, ça se constate, ça ne s'explique pas. On a toujours le droit de poser leur séparation ontologique (je passe), n'empêche qu'ils forment un tout, même si la division de cette somme reste le problème majeur que nous avons à résoudre (du moins à affronter) dans le cours de notre existence. Ce qui ne serait rien si le sujet lui même ne s'en trouvait refendu, d'un ciseau castrateur. Là, c'est pour rappeler que la division sexuelle, on ne parvient jamais à en suturer les effets mortifères.

Non, nous ne nous sommes pas égarés, il y a seulement des rappels à faire. La critique de jazz procède de la pensée, laquelle n'est que la tentative, toujours risquée, de faire la somme de ce qui sourd de l'âme et du corps. L'émotion ne va pas sans le dire, elle se constitue même de ce dire. Le plus acharné des anti-intellectuels l'avouait à son insu (Louis-Ferdinand Céline) lorsqu'après avoir clamé « Au commencement était l'émotion », il confessait devoir écrire cent mille pages pour n'en conserver que quelques-unes, afin que le lecteur se régale. La critique de jazz n'est que l'effort obstiné d'un sujet pour rendre compte, avec des mots, de ce qui saisit son corps lorsqu'il est affecté. Pour cela, le critique s'empare de tout ce qui fait pour lui culture, il explore le monde des signes dont il dispose, il connecte, rapproche, associe, relie, sépare aussi bien ; il joue avec ses émotions premières pour faire lien, il s'empare de tout ce qui passe pour tenter de signifier et surtout de recomposer à l'adresse d'un autre (souvent supposé, hélas!) ce qui fait sens, ou seulement signe, à son sujet blessé.

Blessé, oui, de lire sous la plume d'un supposé « frère » (confrère) des propos assez poujadistes, d'autant plus pernicieux aujourd'hui que ce cher Panassié nous lui avons toujours reconnu bien des titres de gloire. Mais de là à recommencer l'érection (ça me reprend) d'une statue papale d'infaillibilité...Mais qu'avez-vous donc fait de votre temps et de votre plume Malson, Hodeir, Masson, Jalard, et autres Gérard Legrand - on ferait bien de rééditer d'urgence ses « Puissances du Jazz » de 1953 - oui, qu'avez-vous fait pour qu’on en soit encore là ?

Il n'y a pas de critique "cérébrale". Elle serait d'ailleurs tout aussi dégoulinante que les autres, celles du cœur, des tripes ou des boyaux. Il y a seulement des champs d'expériences, divers selon les sujets, et ce n'est pas de ma faute s'il y a plus de pensée chez les uns que chez les autres. Il y a aussi plus de musique dans le corps de Dave Holland, ou de Roy Haynes que dans celui d'un certain nombre d'autres. Ca n'empêche personne d'exister. Mais quand, pour se hisser un peu à la dimension des musiciens que nous aimons pour l'art qu'ils nous donnent, nous essayons de convoquer l'ensemble des outils de pensée que nous ont légués nos maîtres, nous ne faisons qu'obéir à un désir qui n'est que l'autre forme du devoir. En l'occurrence, devoir de vacances.

Philippe Méziat

1992

(1) et sans doute résistance

(2) comme on dit dans les sujets de baccalauréat

UN RÊVE À MARCIAC

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