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Chroniques de jazz
15 septembre 2015

Les mondes parallèles de Dave Douglas

 

 Les mondes parallèles de Dave Douglas

 

Entre mélancolie et passion, domaine classique et jazzosphère, musiques d’hier et d’aujourd’hui, l’itinéraire funambulesque d’un trompettiste à l’actualité ambiguë.

 

  

   L’expression peut s’entendre en deux sens : mondes musicaux, mondes humains. Dans les « liner notes » du CD qui porte ce titre, enregistré en 1993 (« Parallel Worlds », Soul Note 121226-2/Dam), Gunther Schuller souligne la coexistence chez Dave Douglas compositeur, improvisateur et instrumentiste, des univers musicaux issus du jazz et de la musique européenne du XX° siècle, de Webern à Stravinski. Douglas entend ce parallélisme en un sens plus humain, et souligne que ces mondes parallèles sont ceux dans lesquels vivent les gens. Ce sont des mondes qui s’ignorent, coexistent et ne communiquent pas. Le disque est tout entier baigné d’une ambiance webernienne sombre, triste, et la lueur brève de Loco Madi (Duke Ellington) fait rapidement place à une suite désespérée. Il est possible que l’instrumentation (trio à cordes, batterie, trompette) ait poussé le trompettiste à une écriture inspirée de la musique de chambre des débuts du XX° siècle (Bartok, Webern encore). Mais le son de trompette, poli, maitrisé, presque classique lui aussi, est d’une insondable mélancolie. Rien à attendre ou espérer d’ici-bas, ni sans doute d’aucun ailleurs.

 

   La session suivante date de décembre 93 (« Tiny Bell Trio », Songlines SGL 1504-2/Dam). Elle introduit d’emblée deux dimensions supplémentaires, même si le contenu émotionnel n’en est pas pour autant radicalement transformé : celle du rebondissement rythmique, apporté par un Jim Black infernal et pourtant profondément terrestre, et celle de la tradition des musiques populaires en provenance d’Europe Centrale. Comme Brad Schoeppach (el-g) déboule en maintes occasions, on sent bien que la formation et la formule conduisent Douglas vers des territoires plus nervurés, où la révolte peut se dire avec distance, mais où elle peut se dire. Dédié, comme le suivant (« In Our Lifetime » New World 80471-2/Concord) aux populations en souffrance en ex-Yougoslavie en guerre, ce premier Tiny Bell Trio trouve la ressource de sa pantomime dans des éléments dansants, et un climat qui n’est pas sans évoquer le cirque. La sonorité de la trompette reste sombre, mais le phrasé s’emballe souvent, laissant percer les larmes, mais derrière le sourire, pour inverser l’énoncé traditionnel.

 

Découvrir les origines réelles des concepts de la tradition

 

   Ayant ainsi posé une dualité « thymique » qui rappelle furieusement Schumann en sa double postulation (Eusebius, le mélancolique, et Florestan le passionné) – on retrouvera le compositeur allemand dans le deuxième disque du « Tiny Bell Trio » (Constellations/hat ART CD 6173/Harmonia Mundi) – Douglas est conduit à la décliner au fil des enregistrements suivants, poussé à le faire sous la double injonction de Booker Little (« L’idée que je me fais de la direction vers laquelle le jazz pourrait aller est celle d’une moins grande attention envers les exhibitions techniques et d’une plus grande sensibilité aux contenus émotionnels. Ce qu’on pourrait nommer « humanité » en musique, jointe à la liberté de dire tout ce que vous voulez ») et de Walter Benjamin (« La question n’est pas de présenter un travail dans le contexte de son temps, mais plutôt de décrire le temps qui connaît ce travail, c’est à dire votre propre temps… »). Comme chez Schumann, cette double postulation est constamment présente : Eusebius et Florestan ne se laissent aucun répit.

 

tiny bell

   Les deux citations qui précèdent figurent dans les liner notes de « In Our Lifetime », qui marque une rupture avec ce qui précède dans la mesure où l’hommage rendu à Booker Little conduit Dave Douglas sur des chemins plus énergiques. Toute la séance (janvier 95) est portée par le souvenir du trompettiste et de la musique de son époque. Non seulement Douglas reprend trois compositions de B. Little, mais ses propres apports à la séance sont marqués d’une vigueur éclatante, voire d’une certaine férocité. La présence de Marty Ehrlich (b-cl), co-producteur du disque, renforce ce sentiment et renvoie à l’association du trompettiste avec Eric Dolphy. « In Our Lifetime » est, à cette date, le plus pur disque de jazz de Douglas. C’est aussi celui dans lequel on l’entend d’abord comme trompettiste : ses solos de Forward Flight, The Persistance Of The Memory, le final de Bridges – en fait toutes ses interventions – montrent un instrumentiste heureux de déployer la brillance et les nuances de l’instrument roi.

 

   On pourrait croire que le retour à la formule « avec cordes », pour l’opus désigné par le titre « Five », d’août 95 (Soul Note 121276-2) va nous ramener du côté mélancolique du sujet musicien. Il n’en est rien. Avec ses dédicaces à Woody Shaw, Steve Lacy, Wayne Shorter, le trompettiste poursuit dans la voie explorée précédemment, mais de façon plus posée, plus discrète sinon moins virtuose. Les reprises de thèmes de Monk (Who Knows) ou Roland Kirk (The Inflated Tear) confirment ce sentiment. Les ombres sont largement compensées par les lumières qui les produisent, et si l’on osait qualifier la musique de « noire », ce serait en un tout autre sens. Même les larmes tragiques de The Inflated Tear sont du côté de l’affirmation. Conscient du chemin où il s’est engagé, Douglas cite Hannah Arendt : « Il y a un élément d’expérience dans l’interprétation critique du passé, dont la visée principale est de découvrir les origines réelles des concepts de la tradition dans le but d’en extraire à nouveau le sens originel qui a si malencontreusement disparu ».

 

   Le retour au Tiny Bell Trio, qui date lui aussi de 1995 (« Constellations », hat ART CD 6173/Harmonia Mundi) avec sa tendre ironie, ses références à Herbie Nichols et son clin d’œil à Georges Brassens, montre que Douglas continue de privilégier son côté « Florestan », positif et critique. La fureur fait place à l’humour, un humour un peu martelé (The Gig), l’évocation de Scriabine est plus intérieure, le trompettiste revenant pour un temps à une sonorité délicieusement retenue. « Serpentine » de janvier 96 (Songlines SGL 1510-2/Dam) est un duo avec Han Bennink, qui décline avec bonheur les modes propres à la formule. La jouissance de la musique aurait-elle fait disparaître toute ombre au tableau ?

 

Problématique du neuf et de l’ancien

 

   Le disque suivant, mystérieux, constitue une réponse indirecte à la question. Il s’agit d’un double album, « Sanctuary » (enregistré en août 96), publié sous le label Avant, au Japon. La formule orchestrale est celle d’une sorte de double trio sampler-basse-trompette, avec au centre les anches de Chris Speed et la batterie de Dougie Browne, et de chaque côté les trios composés de Douglas-Yuka Honda-Hilliard Greene – à gauche – et de Cuong Vu-Anthony Coleman-Mark Dresser à droite. Entièrement de la plume du trompettiste, la musique est censée tourner autour de l’histoire de la construction du dôme de la cathédrale de Florence par Brunelleschi, après plus d’une centaine d’années d’atermoiements, et la découverte de la « solution » au cours d’une visite des ruines de la Rome Antique. Problématique du neuf et de l’ancien, qui renvoie au nom de cet autre groupe, constitué dès 1990 : « New & Used ». Une œuvre plutôt abstraite, finement théorique, technicisée (samplers, rythmes électroniques…) avec de magnifiques moments de musique « pure », et une débauche d’énergie qui la rapproche des codes du free jazz.

 

   De cette nuit agitée de ruines et de limbes, où Eusébius et Florestan ont dû se réconcilier par la force des choses, on débouche sur ce chef d’œuvre de tendresse que constitue « Charms Of The Night Sky », enregistré en 97 (Winter & Winter 910 015-2/Harmonia Mundi). Un ciel nocturne pour Eusebius le poète, qui est de retour, mais avec quel lyrisme, et surtout quels moyens ! Les graves de la trompette sont profonds, charnels, les aigus faciles et déconcertants, le phrasé rebondit, s’envole, retombe. Toujours la nuit, et le rêve, avec « Moving Portrait », enregistré en décembre 97 (DIW 934/Harmonia Mundi), dans la formule la plus classique qui soit, avec Bill Carrothers (p), James Genus (b) et Billy Hart (dm). La musique est moins descriptive, plus intime, plus centrée sur elle-même parfois, mais les qualités sensibles en œuvre sont les mêmes, avec la dédicace à Joni Mitchell. Les repères stylistiques sont plus traditionnels, mais la manière est splendide. Et si nous avons gardé « Magic Triangle », de mai 97 (Arabesque AJ 0139/Dymusic) pour la fin – provisoire – de notre enquête, c’est bien sûr pour faire écho aux mondes parallèles du commencement. Il semblerait désormais que les univers musicaux de Dave Douglas se recoupent, au moins en trois points. Pour preuve le titre de son dernier disque paru en France, « Convergences » (Philology/Dam). 

Philippe Méziat

(1999)

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